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 Texte d'Anaïd Demir

écrit pour le catalogue des félicités 2017

Il y a quelques  temps, Clara Fontaine produisait des œuvres volontairement informes. Il s’agissait de sculptures textiles rembourrées, ou des pièces en polyuréthane expansé. Des sortes de cocons, des boudins et autres embryons qui plongeaient le spectateur dans la sensualité de la matière. Et même lorsque ces réalisations étaient taillées dans la dureté du métal, elles prenaient des airs organiques et moelleux pour mieux piéger le regard. Aujourd’hui, ces notions sont toujours présentes dans le travail de Clara Fontaine. À la mollesse près. Comme si d’un coup, sont travail s’était rigidifié lui permettant de se structurer.

         Cet avant-après a une origine tragique : l’attentat du 13 novembre 2015 au Bataclan à Paris où son compagnon a péri. Mais même les situations les plus tragiques peuvent se sublimer avec l’art. C’est ce que Clara Fontaine nous prouve avec une criante vérité à travers les œuvres présentées lors de son diplôme. Le sol de l’entrée est garni de carton alvéolé qui ralentit nos pas et absorbe les sons et la violence éventuelle du monde extérieur. Puis une paroi composée d'anneaux métalliques tient en équilibre sur sa tranche tel un paravent. La douceur de ce moucharabié s’oppose à son titre À balles perdues qui laisse planer un danger tout en nous protégeant. Adepte des oxymores, Clara Fontaine nous présente un peu plus loin un Gisant aux allures soyeuses et pourtant hautement urticant. Il est composé de milliers de clous dressés vers le ciel. Tel un tombeau, cette pièce reprend la stature du défunt et laisse deviner que le cœur bat encore. Sur un écran, l’artiste se met en scène dans une vidéo où elle tricote un filet, telle une Pénélope mythologique qui chaque nuit défait l’ouvrage qu’elle a patiemment travaillé dans la journée, en attendant le retour de son bien-aimé. Au-delà de la mort, à travers un geste obsessionnel, l’espoir renaît et la vie reprend ses droits. D’ailleurs, un peu plus loin, telle une cuirasse gisant au sol, des morceaux de cuir couleur peau cousus entre eux et fixés sur un tapis de fausse fourrure semblent décrire une mue. Celle de l’artiste, sans aucun doute.

Entretien avec Anaïd Demir

catalogue des félicités : Felicita17

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Qu’as-tu présenté lors de ton diplôme ?

Trois sculptures, deux vidéos, une édition et une installation. Cette exposition met en lumière une période de ma vie : du 13 novembre 2015 au 16 novembre 2016, jour de mon diplôme. Une année très douloureuse qui malgré tout, a aussi été portée par l'espoir et  la résilience.

 

Comment en as-tu conçu l’entrée ?

J'ai créé une installation afin de mettre le spectateur en "condition". L'ambiance qui se dégageait des pièces de mon diplôme était... lourde, pesante. Il était important pour moi que le visiteur passe ce « SAS » —un espace clos, dans lequel le son est absorbé— avant d’entrer dans l'exposition. Pour marquer un arrêt, se couper du monde environnant. Faire pause. Ce « SAS », recouvert intégralement du sol au plafond de carton nid d'abeille, semble nous écraser petit à petit, plus on y reste moins on s'y sent à l'aise. Le spectateur est alors prêt à entrer dans l'exposition, et à se confronter à la première pièce présentée : À balles perdues.

 

Peux-tu décrire cette pièce-paravent ?

Plutôt qu’un paravent, c’est une paroi. Elle coupe l'espace mais ne le cache pas. J'avais auparavant réalisé une pièce avec des anneaux en métal que je souhaitais prolonger pour mon diplôme. Après la mort de mon conjoint dans les attentats, il n'était plus pensable pour moi de continuer mon travail artistique "d'avant". Je n'ai gardé de cette pièce que la trame. Je souhaitais que cette paroi s'impose au spectateur, qu'elle le domine de par sa taille, sa frontalité. Qu'elle le surplombe tout en donnant la sensation d’un équilibre précaire. Plus on s'en approche, plus on soupçonne son danger. Ses anneaux sont tranchants. Cette sculpture, comme la plupart de mes pièces, est le rendu d'un travail quasi obsessionnel. La trame qui la compose (tubes d'acier découpés puis soudés) est le résultat des mêmes gestes répétés un peu plus de 5 000 fois. Il était important pour moi que À balles perdues "accueille" le spectateur et que l'on découvre le reste des pièces à travers ce rideau métallique...

 

Gisant était l’une des pièces centrales de ton exposition.

Elle est composée de 120 000 clous plantés un à un. Elle fait 1m78, la taille que faisait mon conjoint. A l'image des gisants en sculpture, elle est horizontale, repose de ses 300kg sur le sol et amène le spectateur à s'asseoir près d'elle, à se recueillir. On peut pourtant y voir tout autre chose. Des coraux, un paysage ou encore, une couverture soyeuse. Cette ambiguïté est très importante pour moi et souvent présente dans mon travail.

         Puis on s'aperçoit qu'à un endroit précis, les clous se meuvent lentement. Là où le cœur aurait dû battre. Les décisions prises pour cette sculpture se sont imposées à moi, sans que ce soit conscient, jusqu'au moment où j'ai dû la présenter pour la première fois.

         Je créais sans regarder. Et c'est ce qui m'a permis de la terminer. Mon corps était presque devenu une machine. Cette sculpture a été réalisée en six mois, en réalisant des gestes obsessionnels qui se répétaient jusqu'à l'abrutissement. Planter les clous un à un était une sorte de travail cathartique, exutoire. La sculpture avançait au même rythme que mon deuil. Cette sculpture est la première réalisée à la suite des attentats. Elle m'a permis de revenir à l'atelier, reprendre mon travail artistique, de commencer à "parler" et extérioriser à travers le geste.

 

Rapiéçage est une pièce qui réunit des morceaux de cuir sur une fourrure synthétique. Cette pièce est-elle porteuse d’espoir ?

Cette sculpture est la dernière réalisée pour mon diplôme. Durant quatre ans mes matières premières de prédilection étaient molles et souples. Cette année, j'avais besoin de quelque chose de beaucoup plus brutal pour sortir ce que j'avais à l'intérieur de moi, ma douleur, ma colère... Comme pour clôturer mon parcours à l'école, pour boucler la boucle, j'ai eu besoin de revenir à mes premières amours. J'ai d'abord trouvé le cuir, sa couleur chair m'a attirée tout en me rebutant. Peau de l'animal mort, mise en lien avec de la fausse fourrure. J'ai travaillé guidée par mon instinct. On peut y retrouver l'idée du paysage, mais aussi le mouvant, sensation de mouvement, sensation qu'elle s'échappe. Cette pièce n'a pas de limites prédéfinies contrairement au Gisant par exemple. Rapiécer, rafistoler, repriser, rassembler, raccommoder, radouber, réparer ...

 

Dans tes vidéos, tu répètes des gestes mécaniquement. Quelle place accordes-tu au corps dans ton travail ? 

Les gestes, le processus de fabrication ont une place majeure dans mon travail. Pour réaliser mes sculptures, j'ai toujours, et de plus en plus, fait des gestes répétitifs, aliénants, obsessionnels, faisant subir à mon corps une violence physique et psychique lors de la création. Mon corps dans son intégralité est impliqué. Les gestes se répètent, et deviennent, dans la répétition, douloureux et de plus en plus violents pour le corps.

         C'est également ce que je montre à voir dans mes vidéos, comme dans Moire où je me tricote durant des heures un filet qui se transforme au fil du temps en prison corporelle. Ou encore dans mes vidéos plus anciennes comme De fil de aiguille, où je détricote le pull que je porte afin de recréer la pelote. Les vidéos appellent d’abord le sourire, puis, par la violence des gestes qui s'installent, dérangent. Ma vidéo Ressac 

présentée au diplôme, rejoue ce même principe, même si les gestes répétitifs et violents ne sont plus réalisés par mon propre corps, mais par les vagues qui se jettent inlassablement sur le rocher.

 

En quoi ton travail a-t-il changé depuis 2015 ?

Mon travail a été bouleversé. Dans ce qu'il aborde tout d'abord, mais aussi dans ma façon de travailler. Moins dans le contrôle et beaucoup plus dans l'instinctif, mes gestes et la matière me guident. Je crée dorénavant mes pièces sans savoir à l'avance où elles me mènent, ou sans savoir ce qu'elles signifient pour moi avant de les avoir terminées. Comme pour ma sculpture Gisant par exemple. Mes gestes sont également plus obsessionnels et plus violents qu'auparavant. Que ce soit le travail du métal ou la couture du cuir, le processus de fabrication est plus intense, agressif et brutal.

 

L’art a-t-il des pouvoirs thérapeutiques à tes yeux ?

Reprendre mon travail artistique, retourner à l'atelier était pour moi une façon de continuer à avancer malgré tout... Revenir petit à petit à la vie, une sorte de renaissance. Ces pièces qui composaient mon diplôme était une façon pour moi de rendre hommage à mon compagnon et à toutes les victimes de ce drame, un an et trois jours après.

 

Que présentes-tu pour l’expo des félicités ?

Je présente un SAS (à l'image de celui que j'avais réalisé pour le diplôme), mais sous la forme d'un couloir de quatre mètres, qui se rétrécit petit à petit. La traversée de ce couloir permet de découvrir mes pièces À balles perdues et Gisant.

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